I. La Salle des Livres
Un rayon lumineux éclaira le livre qu'il tenait entre les mains. Aiko leva la tête et observa l'unique fenêtre de la pièce. Le soleil était au zénith. Le jeune homme avait passé toute la matinée dans la Salle des Livres.
"Le temps est comme l'eau la plus limpide de la montagne ici, il me glisse entre les doigts.", pensa-t-il.
Depuis son arrivée au Monastère Hinata, Aiko n'avait pas trouvé plus paisible refuge que celui de sa bibliothèque. Ses livres étaient par milliers. Ici reposaient les écrits des plus grands sages qu'avaient connu le monde. Ceux de ses poètes les plus éminents. Partout autour du curieux qui s'y aventurait, un secret était à portée. Certains livres étaient même suspendus au plafond. Au sol, des dizaines de malles tapissaient la pièce de centaines de livres, chacune appartenant à un auteur bien précis, chacune ayant le pouvoir de faire remonter le curieux aux temps anciens.
La Salle des livres respirait l'histoire et la pensée. À son premier jour ici, Aiko avait été saisi par son atmosphère tranquille et profonde. Il se disait que si le Monastère était la sagesse incarnée, sa bibliothèque en était le cœur, et que si ce temple avait mûri pendant les millénaires passés, elle en était la fleur.
Ainsi, depuis son arrivée au monastère, Aiko s'était laissé plonger dans l'océan de ses livres. Chaque jour il se levait à l'aube, se préparait un peu de thé et montait dans la grande salle. Baigné dans chaque ouvrage, il absorbait les pages et buvait chaque mot.
Le temps passait et rien ne pouvait l'en détacher. Seul le soleil, chaque jour, le ramenait au présent. À son zénith, quelques rayons traversaient la petite lucarne et inondaient la pièce. Alors Aiko fermait son livre et rejoignait la vie du monastère.
Aujourd'hui encore, non sans amertume, il posa sa nouvelle lecture. Il laissait inachevé un livre de Farid al-Din Attar. Les vers du poète persan ne cessaient de l'émerveiller. Alors qu'il fermait la porte de la bibliothèque, il songea aux derniers mots qu'il avait lus.
"Ce monde où nous vivons est un caillou caché au fond du Jardin."
Mais Aiko fut saisi par un vide. Il repensa à la raison de sa présence ici. Son passage au Monastère n'était pas un simple détour. Il était l'aboutissement d'un long voyage. Un voyage long, intérieur et spirituel. Car Aiko était en quête. Cette quête était celle de la plume. Celle de savoir, par elle, faire vibrer les cordes du cœur.
Aiko avait toujours rêvé d'écriture.
Il avait toujours admiré la force tranquille des mots bien écrits. Il restait ébahis devant la beauté des vers de certains poètes. L'inspiration que lui suscitaient certains ouvrages allaient bien au-delà du simple souffle lyrique. Elle était un vent puissant qui renversait toutes ses idées et faisait vibrer les cordes de son âme.
Alors lui aussi, avec le temps, s'était mis à écrire. Lui aussi voulait clamer haut et fort la couleur des sentiments qui le traversaient chaque jour.
Mais il écrivait peu.
Car, vibrant au son des cloches les plus étincelantes que savent faire entendre les grands bardes, Aiko ne se voyait que frustré par la couleur pauvre et ternie de celles qu'ils tentaient de faire résonner en lui. L'inspiration ne venait pas. À peine quelques vers écrits et il perdait ce lien avec le sentiment. Il ne sentait plus ce qu'il voulait partager. Les mots sonnaient mal.
Il avait beau revenir au chevet des plus grands, rien n'y faisait. Il avait beau s'imprégner de leur parole, voir leur regard, ressentir leur émoi, et vivre leur passion, la sienne demeurait éteinte.
Le regard vide devant chaque histoire inachevée le rendait chaque fois un peu plus triste.
Il pensait pourtant puiser ici une inspiration nouvelle.
Quelques années plus tôt, Aiko avait entendu parler du Monastère. Il était dit qu'aucun pèlerin ne connaissait la piété avant d'avoir foulé le sol de son sanctuaire ; qu'aucun cœur ne connaissait l'amour avant d'avoir éprouvé le Sien ; qu'aucun épris de la nature ne pouvait l'être sans connaître ses Jardins. Il était dit qu'aucun poète ne l'était vraiment avant d'avoir embrassé la sagesse de ses lieux, et qu'aucun érudit ne trouva Source plus pure que celle de sa bibliothèque.
Aiko y voyait donc un passage nécessaire. Le travail de sa propre plume devait l'amener ici, là où les plus grands avaient laissé parmi les plus beaux ouvrages que connaissait le monde.
Aujourd'hui, il y était.
Mais voyant bien le vide qui régnait toujours devant ses propres ébauches, le jeune poète perdait espoir. Ici encore, au cœur même d'Hinata, dans ce Joyau de sagesse et d'enseignements millénaires, sa plume ne venait pas. Alors qu'il cultivait chaque jour le goût divin des recueils les plus précieux, et alors qu'il puisait dans la fougue et la vivacité des plus grands bardes, Aiko, lui, restait de marbre.
Il contempla ce moment de solitude.
Le jeune homme tenta de dissiper sa douleur. Il alla prendre l'air dans les Jardins du Monastère.
-
II. Le Jardin
Les Jardins d'Hinata étaient parmi les plus somptueux que connaisse une maison monastique. À peine arrivé, Aiko fut saisi d'un air nouveau. Les cerisiers en fleurs brillaient de leur rose éclatant. Les étangs parsemés diffusaient un bleu vert et rafraîchi. La végétation, de mousse et de fleurs, était luxuriante, aérée. Aiko sentait en elle toute la dévotion et la délicatesse des Hommes qui œuvraient dans ces Jardins. Leur justesse semblait parfaite. Infiniment géométrique, elle semblait pourtant laisser à chaque plante, chaque fleur et chaque insecte une place libérée. Chaque parcelle de vie restait immaculée. Chacune concourait à une harmonie des plus douces.
Le jeune homme réalisait le peu de moments qu'il s'était accordé dans ces Jardins.
Sous un soleil ardent, il distingua au loin un maître en pleine contemplation. L'homme était assis en tailleur à l'ombre d'un immense érable. Aiko souhaitait le rejoindre mais ne voulait pas interrompre ce moment. Mû par une étrange conviction, il patientait quelques minutes. Alors il vit l'homme lui faire signe. À la fois troublé, étonné mais soulagé, Aiko alla le rejoindre. Il se posa sur le parterre fleuri, à la gauche du maître.
Les deux hommes observaient un long moment de contemplation.
Puis le maître rompit le silence.
— Je sens en toi une certaine agitation. Il me semble que tu partages notre vie depuis maintenant plusieurs jours, mais que tu n'as pas encore trouvé sa tranquillité. Qu'est-ce qui te préoccupe tant, jeune ami?
— Maître, voyez-vous, j'ai tant attendu ce moment. Pourtant je crois ne pas savoir l'apprécier justement. Voilà de longues années que je cultive mon écriture, et voilà de longs mois que je projette cette retraite. J'ai cru trouver ici la Source qui manquait à mon art. Mais il n'en est rien. La Salle des Livres recèle les plus belles plumes qui soient. Mais la mienne demeure inerte. Mon inspiration est vide. Mon cœur, lui, est empli d'une tristesse sans fond.
Le maître leva la tête et observa le Jardin.
— “Jeune ami, la graine de l'arbre n'est pas son fruit.
Tu dis chercher la Source de ton inspiration mais ton regard s'obstine sur les ouvrages taillés par le cœur d'un autre. Vois comme le charpentier se nourrit des bois les plus beaux de la forêt. Vois comme le peintre puise sa lumière dans les recoins les plus immaculés de la montagne. Vois comme le maître trouve sagesse sous la pureté de l'érable. Vois comme le pèlerin cultive l'amour dans la beauté de son chemin.
Crois-tu que l'or poli par la patience et la contemplation des plus grands poètes puisse à nouveau produire l'or de lui-même ? Leur verbe, si grand, si beau soit-il, n'est qu'un refuge. Tu ne peux t'y complaire.
Leurs vers ne sont que cœur enrobé d'artifices bien phrasés.
Le tien n'attend que d'être écouté.”
Aiko observa un long moment de silence. Il était stupéfait. Son admiration pour les plus grands l'avait perdue. Il s'y était réfugié. Il avait laissé la beauté de leurs poèmes occulter celle sa de propre vie. Leur vers étaient autant de joyaux dont l'éclat l'avait rendu aveugle. Il lui fallait trouver sa propre Source.
Aiko gardait la tête basse. Il osa une réponse timide.
"Maître, ma reconnaissance est infinie dans ce lieu si Sacré, et elle redouble devant votre sagesse. Je saisis combien ce monde et cette nature sont la seule Source qui mérite un cœur ouvert. Puis-je vous demander un ultime conseil ?"
"Je t'en prie."
"Maître, comment, dans l'infinie beauté du monde, trouver celle qui fera vibrer mon cœur ? Comment, dans la multitude des Sources qui abondent en cette nature, trouver le puits qui fera résonner les mots de ma plume?"
"Ta réponse est dans la contemplation, jeune ami. Mais sache-le, ta Source est déjà sous tes yeux. Vois comme elle t'anime et te plonge dans le présent."
Le maître sourit, se leva, et le salua. D'une marche lente, il laissa le jeune homme seul sous l'érable.
Aiko demeurait dans ses pensées. La dernière phrase du maître semblait avoir obscurci ce qui était presque lumineux quelques instants plus tôt.
Il contemplait le Jardin et ses milles vies. Il resta sous l'érable plusieurs heures durant. Seul le soleil déclinant finit par le ramener à lui-même. L'heure du coucher était venue. Aiko rentra au monastère, le cœur indécis et l'esprit embrouillé.
-
III. La Source
Les jours qui suivirent, Aiko se leva tôt. La nuit était souvent encore noire, mais son corps déjà redoublait d'énergie. Il vibrait d'une curiosité nouvelle. Il s'était résolu à trouver la Source de son inspiration. Le thé matinal dans la main, il filait alors au Jardin.
Là, avant même l'aurore, dans le silence du Monastère, commençait sa méditation.
Des heures durant, le jeune homme absorbait chaque son, chaque odeur et chaque rayon. Rien ne lui échappait. Rien ne l'en détachait. Sa contemplation était parfois si intense qu'il en oubliait ses repas. Il ne souhaitait, pour rien au monde, interrompre sa chance de trouver l'inspiration.
Une fois, le jeune homme passa la journée sur le rocher d'un bord de rivière qui traversait le Jardin. Il cherchait dans ses flots. Il cherchait dans ses algues floutées par le passage de l'eau. Il cherchait dans son sillon agité, dans ses reflets lumineux et dans son lit brumeux.
Une autre fois, il demeura plongé devant un vieil érable. Il cherchait dans son écorce vieillie, rouillée par le temps, dans ses racines emmêlées qui refaisaient surface dans un dédale fascinant. Il cherchait dans son tronc large et dans ses branches les plus fines, dans son corps majestueux reliant le ciel aux abîmes.
Chaque fois, le jeune homme trouvait un recoin nouveau. Ce Jardin inépuisable ne cessait de le fasciner. Mais chaque fois le sentiment de la Source manquait. Les mots ne venaient pas. Chaque heure contemplée ne laissait derrière elle qu'une feuille de papier blanche. Aiko trouvait parfois quelques formules à faire sonner sur le tableau de nature qu'il observait, mais jamais rien qui ne résonne dans son cœur. Rien qui ne soit vraiment à la hauteur de ses sentiments. Rien qui ne fasse écho aux mots du maître.
Un matin, quittant la méditation qui l'avait aspiré toute la matinée, Aiko fut saisi d'effroi.
Son séjour touchait à sa fin.
Il quittait Hinata aujourd'hui.
Le jeune homme sentit en lui un vide immense.
Le monastère lui avait tant donné: les heures plongées dans sa bibliothèque, celles baignées dans la beauté de ses Jardins. Tous ces moments formaient en lui une sensation chaude. Mais au fond de son cœur demeurait un creux glacé. Celui que l’inspiration n’était pas venue combler. Tant de contemplation et pas un seul poème. Tant de béatitude et pas un seul vers digne.
Dans un élan de tristesse, Aiko songea à la Salle des Livres. Il voulut sentir une dernière fois son essence. Il remonta le domaine, passa la porte du Monastère et monta dans la grande salle.
Là, au milieu des milliers de livres, il retrouva le recueil du poète Persan. La page marquée n'avait pas bougé. Il ouvrit le livre, et vit le passage où il avait interrompu sa lecture.
"Ce monde où nous vivons est un caillou caché au fond du Jardin."
Aiko vit alors une étrange coïncidence naître entre le vers mystique et sa retraite au Monastère. Comme si les mots du poète faisaient écho à ceux du maître. Comme s’ils faisaient écho à sa quête.
Son monde, son inspiration, ce caillou, Aiko pensait finalement le trouver dans là-bas, dans les Jardins d'Hinata. En vain.
Aussi avait-il l'étrange sentiment que sa quête était achevée. Il allait quitter ce lieu Sacré sans avoir comblé son cœur. Il allait quitter son Jardin sans avoir trouvé sa pierre.
Mais dans l'obscure amertume qui traversait le jeune homme, un moment bref illumina ses yeux. Le zénith venait de passer. La lumière du soleil traversa la lucarne du toit. Elle acheva d'éclairer la page ouverte du recueil, à nouveau plongée dans la pénombre.
Aiko sourit en pensant combien ces quelques rayons l'avaient chaque jour ramené à la réalité. Cette lumière l'avait à chaque fois saisi, presque réveillé. Elle l'avait sorti des profondeurs de chaque livre pour le rappeler au moment présent. À cette lumière, il devait son échange avec le maître. À cette lumière il devait ses jours de béatitude dans le Jardin.
Il repensa aux mots du maître.
"Ta Source est déjà sous tes yeux. Vois comme elle t'anime et te plonge dans le présent."
Aiko resta immobile. Les mots du maître résonnaient dans le vide creusé par sa retraite. Il fixa le livre. Il leva la tête et fixa la lucarne. Il contempla la bibliothèque. Sa réponse était ici. Elle était chaque jour devant ses yeux.
Aiko demeura figé, muet, certain d'avoir saisi l'insaisissable.
Étourdi par cet écho révélateur, il se précipita aux portes du Monastère.
À grandes enjambées, il gravit l'une des pentes du Jardin et se posa au sommet d'une colline qui surplombait Hinata. De son sac, il sortit une plume et quelques feuilles.
Alors Aiko ferma les yeux et, sentant son cœur battre, les ouvrit à nouveau.
Devant lui, un nouveau monde. Devant lui le même Monastère, la même étendue de Nature, le même Jardin, la même Sagesse, mais sous un regard lavé, neuf, illuminé.
Il voyait le soleil inonder les cerisiers. Il voyait leur ombre fragile et dansante. Il voyait les rayons briller sur la rivière. Il voyait ceux qui plongeaient dans les lacs, comme engloutis dans l'immuable. Il voyait la nature embrasser le soleil. Il voyait les mousses et les fleurs saisir son feu ardent. Il voyait un spectacle jamais soupçonné. Dans ses couleurs et ses éclats, dans sa lumière et toutes ses teintes, il voyait Hinata, ce Joyau, brillant sous les mille feux du soleil.
Il voyait, tout simplement.
De longues minutes passaient. Aiko s'était laissé plonger dans une méditation à yeux ouverts. La vue d'Hinata faisait briller ses pupilles ; elle faisait vibrer son cœur.
Mais alors qu'il se détachait du temps, le jeune homme fut ramené à l'instant par une bourrasque de vent. Elle fut si forte que ses feuilles lui échappèrent.
Sans même subir le réflexe de vouloir les rattraper, Aiko observa un moment d'une douceur et d'une fluidité sans pareil. Les feuilles volaient dans un chaos serein. Chacune dessinait une courbe incertaine, fragile, imprévisible. Ce nuage de pages à jamais vierge flottait dans la lumière du Monastère.
Les longues journées éprouvées par son âme en quête l'avaient finalement mené ici, à cette conclusion improbable qui forçait le renoncement tranquille.
Dans cet élan sublime, dans ce point final, le jeune homme fut saisi par quelques vers.
Il ouvrit sa main gauche et, dans son creux, y inscrit quelques mots.
Devant chacun résonne, s'écoule et se défile
un monde convoité, un Joyau, un Jardin.
Incolore et muet dans l'oeil de celui
qui n'a pour fin souhaitée que celle de son prochain.Mais possible est l'écho dans l'infini fragile,
celui qui prend sa source à l'ombre de l'érable,
qui inonde le cœur, non sachant mais tranquille,
d'un son immaculé aux reflets vénérables.Milles poèmes blancs gorgés de vains espoirs,
s'envolent et redessinent le reste du chemin,
reprennent ici leur Source au pied de l'abandon,
au chevet de ce monde illuminé soudain.
-
Aiko ferma la main. Il releva la tête.
Il se demanda s’il avait encore des rêves.