Les dernières semaines ont manqué d'inspiration.
Avec le recul, je réalise que les quelques récits maintenant publiés sont un élan du cœur plus que toute autre chose. Je ne suis pas même certain de pouvoir m’attribuer le mérite de ces récits. Ils me sont venus avec autant d'impression et de fugacité que le regard échangé avec la fille aux cheveux flottants du métro à contresens. Imprévus, saisissants et à nouveau insaisissables.
C'est comme si, le temps de quelques semaines, l'épais brouillard de la vie m'avait offert une bulle de lucidité. Un répit clairvoyant. Un rayon de lumière. Seulement j'ai commencé à le saisir et ce rayon de lumière coule entre mes doigts. Le brouillard a repris le dessus.
Voilà , une trêve d'inspiration. Vous connaissez mon sentiment du moment. À vrai dire, il est complexe et je me suis imaginé provoquer une première fin du Refuge. Oui, une fin.
Mais, comment ça?
Le danger de l'hybris
Tout ici n'est que quête d'harmonie.
Cette quête est pleine d'idéaux et, il faut l'admettre, ces idéaux volent en éclats face à la brutalité du monde : le monde des moi, des jugements moraux et des considérations utilitaires ; le monde de l'affirmation, de l'assurance, de son outrecuidance, des mots prisés et des idées adorées.
Je lève la tête et partout, nous voulons le dernier mot. Nous voulons le regard des autres. Nous voulons la considération, la validation, l'idolâtrie et l'adoration. Nous voulons la fierté, l'accomplissement. Nous voulons gagner. Gagner, oui. Nous voulons gagner.
Nous prétendons en vouloir aux capitaux et à son système, mais les péchés sont les nôtres. Notre ambition n'a d'égale que notre hypocrisie. La première est vaine, la deuxième nous aliène.
Voilà finalement ce que les grecs appelaient l'hybris.
L'hybris, c’est la démesure, l'arrogance. C’est l’orgueil défiant les dieux ou l’ordre du monde. C'est la recherche du pouvoir et le vertige qu'il engendre. C'est pour moi tout ce qui nous dissocie un peu plus des autres, en humanité.
Je crois que nos seules véritables chaînes sont celles de l'hybris. Mais soyons clair : le danger de l'hybris est celui de l'ego —l'image que l'on se fait de soi, l’illusion du "je". Nous sommes tous, finalement, en proie à notre ego. Et pour beaucoup, cet ego nourrit l'illusion que notre seule individualité peut parvenir à ses fins.
L'ego.
C'est lui qui me fait douter. Chez les autres mais aussi chez moi. Chez les autres car il est partout. Chez moi car j'essaie d'écrire avec le cœur mais une part de moi le fait pensant pouvoir aider ou soigner. Mais pour qui je me prends?
Ce brouillard épais de la vie, c'est l'ego. J'y suis à nouveau accroché, mêlé, attaché. À nouveau je suis pris dans cette danse avec lui. C'est une joute perpétuelle et la moindre garde baissée sera ma perte. Un peu d'inattention et je perdrai le chemin qui mène au Refuge, pour celui qui mène au vertige.
Mais je me refuse à abdiquer. La fin du Refuge n'est pas pour aujourd'hui.
J'aimerais vous inviter, encore, au moins une fois, à prendre un peu plus conscience de qui vous êtes. Nous avons besoin de prendre de la distance. Car, dans cette joute que l'on a tous avec l'ego, la prise de conscience —son élévation— est cruciale. Et ici, je ne fais que reprendre les mots de Carl Jung qui a, toute sa vie, œuvré chez les siens pour un peu plus d'harmonie.
Le mythe du héros
S'il y a bien un mythe que notre société entretient soigneusement, c'est celui du héros.
Nous sommes nombreux à avoir des valeurs, des combats, et des causes qui nous paraissent justes. Alors, en bon héros, nous prenons les devants, nous prenons la parole. Nous prenons la lumière. Nous nous élevons au-dessus des autres (sommes-nous, à ce moment là , toujours bon?). Nous adorons des idées et devenons un étendard fier. Mais comment vivons-nous avec toute cette fierté? Quel goût amer ce doit être pour les autres à longueur de journée.
Si ces causes peuvent être fondées —et je ne discuterai pas ici des combats qui sont menés aujourd'hui, notre position est souvent aveugle. Nous sommes aveugles au fait que, dans notre prétendu combat quotidien, tout ce que nous faisons réellement c'est nourrir l'ego blessé et l'illusion du succès salvateur.
D'ailleurs, le problème n'est pas de savoir si la cause pour laquelle nous luttons est fondée ou juste. Qu'elle soit religieuse, professionnelle, sociale ou environnementale, notre cause est avant tout humaine. Nous cherchons une libération. Pour soi et pour les autres. Et bien je prends le pari : la démesure des projecteurs et des lumières que nous prenons n'est pas le chemin vers une solution humaine, et encore moins libératrice.
Quand notre ego assoiffé aura bu à grande gorgée les lumières du "succès", je crois que nous serons encore un peu moins "sauvés" et encore un peu plus aliénés.
Il serait bon pour notre temps de réaliser que les seuls murmures du moi (ou du "je") ne nous mènent ni à la sérénité ni à un accomplissement véritablement humain.
Mais pour une foule de tenants dont je peine à saisir l'aboutissement, notre société entretient le mythe du héros individuel. Ou peut-être que c'est nous qui l'entretenons, perdus dans notre individualisme. Quoi qu'il en soit, on peut dire sans doute que, pour l'Occident du moins, ce mythe est empreint de l'héritage Grec et de sa mythologie.
Mais si nous croyons nous lever le matin avec la bravoure d'Achille ou l'intelligence d'Ulysse, il me semble que, au quotidien, et entre nous, nous ressemblons davantage à des satyres aveugles pris dans une joute grotesque et comique.
Tous un peu satyre
Dans la mythologie grecque, les satyres sont des créatures mi-homme, mi-bouc. S'ils sont, à côté des Pans, des centaures et des Priapes, une partie d'un ensemble bestial et instable, les satyres représentent souvent la pulsion, le désir pur et l'excès.
Les satyres sont intelligents mais bons à rien, espiègles mais lubriques, en total décalage par rapport à la vie citoyenne. Ils s'agitent et se battent. Ils courent après les nymphes et s'abandonnent le plus souvent à l'univers joyeux des plaisirs et du vin (il y a peut-être des choses à prendre chez le satyre).
Les satyres de Stuck sont en plein choc. Aveuglés dans la vitesse animale, ils sont l'élan égotique, vain et primitif des héros que nous cherchons à devenir.
Nous avons l'hybris et la folie de penser pouvoir briller tel un héros Athénien, mais dans notre quotidien nous ne sommes que des boucs têtus, en proie aux pulsions, parfois enragés. Bref, des hommes (et des femmes) sauvages dans l'excès.
Je trouve cette peinture d'autant plus frappante pour les petits aspects de notre vie. Dans nos arguments familiaux ou dans nos petits conflits, dans nos frustrations ridicules ou nos fiertés déplacées, ne sommes-nous pas l'incarnation de cette bête qui s'agite et frappe sans réfléchir? Ce choc des satyres n'est-il pas notre incessant besoin de prouver? N’est-il pas toute sa futilité?
Notre intranquillité face à l'ego est autant le problème de notre ambition démesurée que celui de nos petits coups d'hybris tous les jours de notre vie.
La somme du mal serait considérablement réduite si seulement les hommes pouvaient apprendre à rester tranquillement dans leur chambre.—Pascal
Précisons ici que la mythologie grecque était très genrée. La plupart des peintures de satyres retrouvées sur les vases grecs sont des hommes. Mais le danger de l'hybris me semble absolument universel. Aujourd'hui encore plus, nous sommes tous un peu satyre.
Notre quête du succès est, je crois, l'un des grands maux de notre temps. Combien de coups de cornes carriéristes et d'affronts grotesques suffiront à nous le faire comprendre? Comment croire que le combat et l'écrasement peuvent nous donner la paix? Jusqu'où irons-nous donner raison à notre moitié grossière, animale, pulsionnelle?
Nos mythes doivent changer et celui du héros en premier. Car plus nous nous rêvons en sauveur Herculéen, plus nous prenons la forme du satyre incontrôlé. Et tout au plus nous demeurons le bestial et l’instable de la cité.
La flûte de pan
Sommes-nous voués au péché orgueilleux? Sommes-nous voués aux caprices de l'hybris? Je ne crois pas.
N'oublions pas la part humaine de notre satyre. Il y a, en nous, toute la bonté nécessaire à la vie de la cité. Il y a, en nous, toute l'humanité nécessaire à apaiser les cœurs. Notre plus grand défi est de s'y abandonner.
Si nous cherchons sincèrement la paix et la sérénité, je crois qu'il nous faille mourir et abandonner ; abandonner les murmures de l'ego et son ambition démesurée ; abandonner cette posture combative et cette tête baissée ; briser les chaînes de l'hybris et se défaire de notre seule vraie prison : celle de l'ego et de son combat.
Je sais combien cette posture peut sembler folle. Mais si c'était celle qui nous apaisait? Je crois à la diffusion d'une paix intérieure vers le collectif. Où et comment trouver cette paix? Je n'aurai pas la prétention de m'avancer.
Mais les mi-boucs sont aussi mi-humains. Et si leur excès doit nous apprendre, leur laisser-aller aussi. Les satyres étaient de très bons musiciens. Ils s’exprimaient et se laissaient vivre. On les représentait souvent avec une flûte de pan. Le satyre a, en lui, tout l'art et le lyrisme des hommes quand ils se laissent s'abandonner. Et ce détail, c’est toute leur humanité.
Dans la mythologie grecque, Pan tomba amoureux de la belle nymphe Syrinx, fille de Ladon, le dieu-fleuve. Fuyant ses attentions, Syrinx supplia Zeus de la sauver et au moment où Pan captura la nymphe des bois, Zeus la transforma en roseaux. De rage, Pan brisa les roseaux en morceaux mais, réflexion faite, il fut frappé de remords et pleura en embrassant les roseaux brisés, tout ce qui restait de sa bien-aimée. En embrassant les roseaux, il découvrit que son souffle pouvait créer des sons et il créa ainsi l'instrument de musique qui porterait le nom de la nymphe perdue.
Si la modération et la tempérance semblent avoir toujours été le modèle Grec, et si l'élévation de la conscience semble le plus nécessaire des chemins, peut-être que nous pouvons commencer par reconnaitre notre humanité.
Peut-être que nous pouvons admettre notre petite taille. Peut-être reconnaitre notre impuissance dans la grandeur des évènements de ce monde. Peut-être laisser murmurer l’ego sans lui donner acte. Peut-être donner un peu de place aux idées du cœur, quand bien même elles ne font pas encore sens. Peut-être, au moins aujourd’hui, donner sans attendre en retour. Peut-être, au moins une fois, revoir son ambition à la baisse.
Peut-être aussi qu’il nous revient de trouver notre art —notre flûte de pan. Peut-être que nous pouvons commencer par chanter, ou jouer d’un instrument. Ou peut-être, simplement, commencer par se laisser pleurer. Un peu de sensibilité ne va pas nous tuer.
Alors seulement, peut-être que nous pourrons aimer. Peut-être que de la prison de l'ego, nous serons libérés.
Cherchons notre flûte de pan. Seules ses quelques notes pourront adoucir le satyre.